Douze diptyques dédiés à douze chefs indiens qui vécurent au xixe siècle dans les plaines de l’Alberta, aux confins des montagnes Rocheuses. Parce que douze est le nombre des paradis successifs situés par-delà ces montagnes, là où souffle le Grand Esprit qui donne et reprend la vie. Parce que le monde fut créé en douze jours et que ce nombre régit l’ordre cosmique.
Dans chacun de ses diptyques Jacqueline Salmon associe l’image d’une paroi rocheuse sur laquelle est apposé le nom de l’un de ces chefs et celle d’un arbre mort choisi en fonction de la personnalité du personnage auquel il est relié. D’un côté une stèle photographique qui, en perpétuant le nom d’un homme, le tire du néant de l’oubli et le ressuscite par la parole ; de l’autre, l’arbre, à la fois dressé tel un totem et flexible comme la plume que sa fragile ramure évoque.
Deux présences se trouvent ainsi convoquées : l’une, tellurique, le roc de la montagne ; l’autre, aérienne, l’arbre modelé par le vent mais tendu vers le ciel par-delà sa propre mort. Le minéral et l’organique, le stable et l’aléatoire, l’immobilité et le souffle se trouvent ainsi réconciliés pour un hommage silencieux.
La photographe célèbre ici ceux dont la culture fut anéantie. Elle perpétue leur mémoire éradiquée jadis par la volonté des colons, menacée aujourd’hui par le temps et l’indifférence : celle des tribus Blackfoot, Creek ou Stoney ; celle de leurs héros : Big Bear, Crow Foot, Walking Buffalo… ; celle de ces hommes dont la beauté physique et morale avait tant frappé Christophe Colomb qu’il les pensait créés à l’image de Dieu : « de corpus in Deo ».
En 1994, non loin de l’actuelle réserve des Stoney, à deux pas d’une petite chapelle blanche, Jacqueline Salmon s’est trouvée face à une stèle de forme pyramidale. On pouvait y lire : « En remerciement aux Indiens Stoney qui rendirent à César ce qui appartenait à César et à Dieu ce qui revenait à Dieu. » Singulier paradoxe que de donner crédit à un peuple d’avoir rendu aux Blancs ce qui lui appartenait.
Ce fut le point de départ de ce geste artistique et éthique : restituer symboliquement aux tribus indiennes ce qui leur revenait, de toute éternité.
Jean-Christian Fleury
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