« Quand les hommes sont morts, ils entrent dans l’histoire. Quand les statues sont mortes, elles entrent dans l’art » : c’est sur cette constatation qu’Alain Resnais et Chris Marker ouvraient en 1959 leur film Les statues meurent aussi. Ces bois sculptés se font donc « oeuvres » pour entrer dans nos catégories où se juxtaposent l’art et le non-art, le religieux et le profane alors qu’en Afrique tout communique, tout est art et tout est religieux. « Un objet est mort quand le regard vivant qui se posait sur lui a disparu », continuaient Resnais et Marker. Effectivement, extraits de leur contexte social et culturel, les masques, les statues, les instruments rituels que nous admirons dans les musées meurent d’une hémorragie de sens. Ils n’ont pas été créés pour notre délectation, pour satisfaire un frisson d’exotisme ou un simple plaisir des yeux. On peut certes tâcher de limiter cette hémorragie à force d’érudition, jamais on n’entrera dans l’intention de celui qui a créé tel objet, jamais on ne ressentira ce que son destinataire éprouvait en le manipulant. Acceptons donc ce qu’André Malraux appelait leur « métamorphose » : en devenant sculptures, elles ressuscitent. Elles nous parlent si nous savons interroger leurs formes, nous laisser prendre à leur énigme, reconnaître en elles ce témoignage, commun à toutes les grandes cultures, d’un défi de l’homme lancé à l’Apparence et au Temps, c’est-à-dire à son destin.
C’est à ce regard, à cet abandon, à cette exigence que nous convie Nicolas Bruant. Habitué de l’Afrique qu’il sillonne depuis trente ans, familier de ces masques et de ces statues qu’il photographie régulièrement, il nous en livre une vision empreinte de sensualité et d’émotion, bien éloignée de la présentation désincarnée qu’en donnent les musées. Vision intime, dans laquelle la matière se fait pouvoir et la forme pensée, surgies toutes deux de l’obscurité et du chaos. Car toute création, en Afrique, recommence la Création du monde.
Jean-Christian Fleury
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